Par Ing. Chokri ASLOUJ*
L’événement le plus marquant, qui a bouleversé l’histoire récente de la Tunisie et qui a trouvé ses retentissements à l’échelle régionale et même mondiale, était sans doute la révolution de 2011, celle qui est entrée dans les annales en tant que révolution de la liberté et de la dignité. Un des slogans les plus scandés par les foules déchaînées à travers tout le pays pendant ce soulèvement populaire était alors: «L’emploi est un droit, bande de brigands».
Le cliché du siècle d’un certain jeune vendeur ambulant, répondant au nom de Mohamed Bouazizi, s’immolant par le feu, après avoir vu son étalage de fortune confisqué et après avoir subi l’agression d’une policière en voulant sauver son gagne-pain, a fait le tour du monde et a inspiré tant d’autres peuples opprimés à se soulever contre leurs tyrans. Cet acte de désespoir individuel n’a pu provoquer le coup de grisou qu’on connaît tous, que parce que cette étincelle, qui s’est produite dans les confins de la Tunisie profonde, a trouvé un mélange explosif à travers tout le pays, d’une jeunesse désœuvrée, de diplômés du supérieur sans perspectives, de disparités dans le développement régional, d’un sentiment d’injustice et d’humiliation généralisé, de libertés et de droits bafoués par un régime répressif, d’une économie rentière qui ne fait que renflouer les poches des mafieux et appauvrir le reste du peuple, dégradé à une populace mise aux abois, etc.
L’expression «Le travail donne la dignité à l’homme», et je dirais même qu’il lui donne son identité et un sens à son existence, n’est pas juste un slogan, mais une vérité vérifiable. Dans un monde matérialiste et notre société n’y fait pas exception, l’être humain est et vaut ce qu’il a. Nos concitoyens dépossédés, marginalisés, sans ressources et sans travail, qu’on voit de plus en plus penchés sur les poubelles pour trouver de quoi assouvir leur faim, seront une malédiction éternelle pour tous ceux qui ont contribué à la faillite de notre chère patrie. Aujourd’hui on estime à 4 millions le nombre de Tunisiens qui sont tombés au-dessous du seuil de la pauvreté, sachant que la crise post-Covid ne fait que commencer et sans parler des répercussions de la guerre russo-ukrainienne et son possible débordement incontrôlé vers un conflit global, qui sera nécessairement nucléaire et qui entraînera l’effondrement de l’économie mondiale et du système monétaire qui va avec.
En 2010, le nombre de chômeurs était de 500.000, dont 157.000 diplômés du supérieur, ce nombre a sauté en 2012 suite aux troubles liés à la révolution à 700.000, dont 220.000 diplômés du supérieur. A la fin de l’année écoulée, le nombre des désœuvrés est estimé à 770.000. Le constat d’échec des politiques publiques de l’emploi est, le moins qu’on puisse dire, flagrant.
Pour gérer la situation sociale explosive, qui menaçait d’ébranler les fondements de l’Etat et pour répondre aux attentes des foules avides de goûter aux fruits de la révolution, le gouvernement a décrété en 2011 la création de 50.000 emplois, alors que le taux de croissance était pratiquement à zéro. Les économistes s’accordent, cependant, que l’emploi ne peut pas être décrété et que seule la croissance économique est en mesure de créer de l’emploi réel. Selon la loi d’Okun, il y aurait une relation avérée entre la croissance du PIB et la création d’emploi. Toutefois, et selon une récente étude du FMI, son impact peut différer d’un pays à l’autre, selon les spécificités des économies nationales respectives, et pourrait également évoluer dans le temps dans un même pays. Le diagramme montre l’impact de 1% de croissance du PIB sur la création d’emplois dans les pays du G20, qui accaparent le gros du PIB et du marché mondial de l’emploi (à l’exception de l’Inde pour laquelle il n’y avait pas de données fiables). Le diagramme met en évidence que, dans la majorité des pays, la croissance économique est génératrice d’emplois, même si l’importance de son impact diffère d’un pays à l’autre. En Afrique du Sud, en Australie et au Canada, une hausse de 1 % du PIB engendre une augmentation d’au moins 0,6 % dans le marché de l’emploi. En revanche, la croissance n’a eu qu’un effet marginal voire négatif sur l’emploi en Chine, en Indonésie et en Turquie.
En Tunisie, les estimations varient de 10.000 à 40.000 nouveaux emplois créés pour 1% de taux de croissance. La création d’emploi sans croissance, comme celle qui a eu lieu en Tunisie post-révolution, revenait donc à financer des emplois fictifs. Pour empirer davantage la situation économique, des augmentations salariales ont été imposées suite aux quelques 50.000 grèves, décrétées par les syndicats. Tout compte fait, les salaires dans le secteur public ont doublé en dix ans. En effet, le salaire moyen brut des agents publics est passé de 1.298 dinars tunisiens (DT) en 2010 à 2.608 DT en 2021. En 2022, la masse salariale s’élève désormais à 21.6 milliards de dinars, ce qui engloutit près de la moitié du budget de l’Etat. Cerise sur le gâteau, ce fardeau budgétaire ne trouve guère son reflet dans l’amélioration des prestations du secteur public, au contraire on assiste à une dégringolade sans précédent de la qualité des services publics et de la productivité des entreprises publiques. Aussi bien la création de nouveaux postes d’emploi, que l’augmentation des salaires, n’étaient donc pas le fruit de la création de richesses nouvelles ou de l’amélioration de la productivité et de l’efficience dans les activités existantes, au contraire, elle fut plutôt imposée par les grèves sans fin, qui ont détruit la richesse, contraint les entreprises en activité à délocaliser et chasser les nouveaux investisseurs qui s’intéressaient à notre pays. En effet le capital, d’après les dires d’un certain Chef de gouvernement, est notoirement lâche et, de ce fait, il ne se risque jamais dans des contrées, où les syndicats règnent en maîtres des lieux.
Devant le manque de ressources propres, les gouvernements, affaiblis par un système politique hybride et une centrale syndicale toute puissante, n’ont eu d’autre choix que de recourir à la solution de facilité, qui n’est rien d’autres que l’endettement extérieur massif. Or, des salaires sans contrepartie en production, cela crée tout simplement de l’inflation. Ainsi notre schéma économique et financier était bouclé : pendant la dernière décennie, on a financé tout simplement de l’inflation avec de la dette extérieure, dont les futures générations auront encore à supporter longuement les fâcheuses conséquences.
A mon avis, seule l’acceptation d’une trêve sociale par l’Ugtt, à laquelle le Président provisoire du temps de la troïka a appelé, doublée d’un consensus national porté par les principales formations politiques de l’époque et couplé d’une guerre sans merci, sincère et non instrumentalisée contre la corruption et la mauvaise gouvernance, qui coûtent à notre pays 6 à 7 points de croissance, auraient pu sauver la Tunisie du gouffre vers lequel elle se dirigeait à toute allure. Malheureusement, rien n’en était, nos politiciens étaient obnubilés par des querelles intestines dans leurs quêtes bêtes et méchantes pour le pouvoir et ne se souciaient guère du peuple meurtri. Ils gagnaient tout simplement du temps en caressant le peuple et ses syndicats dans le sens du poil pour s’assurer du prochain scrutin électoral et pour préserver une paix sociale biaisée, sans prendre compte de la descente aux enfers de tout le pays.
Aujourd’hui, tous les acteurs, qui ont contribué à cette misère multidimensionnelle, doivent faire leurs «mea-culpa» au lieu de se lancer mutuellement les accusations, faute de quoi le peuple ne tardera pas à leur lire tous les lévites.
Que faire ?
D’abord, et d’après ce qui a précédé, la solution au problème de l’emploi passe nécessairement par la croissance économique, qui, à son tour, passe par la création de richesses. Ensuite, il faudrait innover et trouver un moyen plus élaboré pour distribuer équitablement ces richesses et préserver la paix sociale, autre que de faire des grèves, qui détruisent la richesse et créent du chômage en conséquence.
Le développement du secteur de l’hydrogène vert permettra à la Tunisie de créer des richesses à partir de ressources renouvelables, gratuites et abondantes, en l’occurrence l’eau de mer et les énergies renouvelables (solaire, éolienne et marine). En 2050 le marché mondial de l’hydrogène vert est estimé à 2.500 milliards de $ et cela dépendra essentiellement de nous de déterminer notre part de ce gâteau.
Dans le monde, on estime à plus de 30 millions le potentiel du secteur de l’hydrogène vert, à créer de nouveaux emplois directs d’ici à 2050. Rien qu’en France, 150.000 emplois seront créés dans la même période.
D’après une enquête menée par l’Observatoire national de la migration (ONM), l’Institut national de la statistique (INS) et le Centre international du développement des politiques migratoires (Icmpd), 39 mille ingénieurs tunisiens ont quitté la Tunisie pour des pays étrangers entre 2015 et 2020. Sachant que l’ingénieur chez Tunisair touche moins que son collègue, agent de propreté, d’après ce qu’a révélé Olfa Hamdi lorsqu’elle tenait les rênes de la Gazelle, et cela n’est guère une exception dans le secteur public, cette saignée intellectuelle forcée, «brain drain» tant décriée, que le pays a subi ces dernières années, ne devrait surprendre personne. Le développement du secteur de l’hydrogène vert dans ses différentes activités (recherche, développement, études, conception, gestion de projets, installation, exploitation, maintenance, etc.) ouvrira de nouvelles perspectives d’emplois bien rémunérés pour les diplômés du supérieur, comme les doctorants/chercheurs, ingénieurs, techniciens, opérateurs, etc. dans diverses disciplines existantes ou nouvelles. Toutefois, un effort considérable de formation spécifique à l’hydrogène devra être fourni pour donner aux compétences tunisiennes les moyens de s’imposer dans ce domaine en pleine éclosion. Cela limitera sans doute la fuite des cerveaux pour commencer et, à un certain stade de ce développement, on pourra même assister à l’inversion de cette tendance. Nos concitoyens à faible niveau d’instruction ne seront pas pour autant oubliés. En effet, pas plus de 4%, principalement du plastique, des 2.6 millions de tonnes de déchets ménagers, produites en Tunisie chaque année, sont actuellement valorisés par les quelque 8.000 chiffoniers «barbéchas».
Dans un article précédent, j’ai exposé l’opportunité de considérer les déchets ménagers comme une ressource et une source de richesses au lieu de les traiter comme un problème à éliminer, comme c’est le cas actuellement. Le tri, le recyclage et la valorisation à grande échelle industrielle des déchets ménagers et plus particulièrement des 68% de déchets biodégradables, dans le cadre du développement d’une économie verte autour de l’hydrogène vert, pourraient générer jusqu’à 100.000 emplois et offrir un travail plus décent à nos concitoyens sans diplômes.
C.A.
*Ancien président du Conseil des sciences de l’ingénieur
Le Think-tank de l’Ordre des Ingénieurs tunisiens